lundi 5 février 2007

"Je me souviens"

NOUVELOBS.COM | 01.02.2007

JE ME SOUVIENS d’une époque pas si lointaine où tout le monde fumait. Oui, tout le monde. Où les non-fumeurs étaient aussi rares que demain les fumeurs. Les prolos fumaient des « Golduches » et les aristos jouaient du fume-cigarette. Une époque où le Président Georges Pompidou répondait aux interviews télévisées cigarette aux lèvres. Et où Jacques Chirac montait les marches de Matignon, la clope au bec. Je me souviens que lorsqu’on était lycéen et qu’on n’avait pas assez d’argent pour se payer un paquet de cigarettes, on les achetait par 4 et que ça s’appelait des « P4 ». Je me souviens d’une époque où la cigarette n’était pas taboue. Mieux, elle était un élément de séduction, la meilleure manière de se donner une contenance que l’on n’avait pas quand on est encore jeune. Des « P4 », on est passé aux « Gauloises », avant d’adopter les Gitanes puis les Marlboro qui nous semblaient le comble du chic. Il y avait même des gens qui fumaient la pipe. En public. Et des gens qui fumaient des cigares. On fumait partout. Je me souviens des films de Claude Sautet où tout le monde y allait de sa clope. Dans les cafés, dans les trains, sur les quais de gare, Je me souviens de la voix rauque de Jean-Paul Sartre et de ses fameuses « Boyards », alors qu’il y a deux ans, à l’occasion du centenaire de sa naissance on a retouché une photo du catalogue de la BNF, pour ne pas contrevenir à la loi Evin, effaçant la cigarette comme autrefois on retouchait les photos du Politburo après chaque purge. Je me souviens du jour où la cigarette de Lucky Luke s’est transformée en un inoffensif brin d’herbe parce qu’on avait appris en 1994 que le fameux cow-boy Marlboro était mort d’un cancer du poumon. Je me souviens de Gainsbourg, perdu dans des volutes de fumée et je l’imagine mal aujourd’hui accepter ces nouvelles interdictions. Et pourtant nous nous y sommes adaptés. Nous sommes arrêtés de fumer. Plus ou moins vite. Avec des rechutes. Puis nous devenus des victimes potentielles du tabagisme passif. Il a fallu attendre juillet 2003 pour que la vente de tabac soit interdite aux mineurs. C’est que nous sommes entrés dans une autre époque, plus hygiénique. Dans une nouvelle ère. La fin d’un processus qui a commencé au XIXème siècle, avec les progrès réalisés dans l'assainissement de l'eau et qui se termine provisoirement par l’interdiction aujourd’hui de fumer. J.-M. B.

(le jeudi 1er février 2007)

par Jean-Marcel Bouguereau,
rédacteur en chef au Nouvel Observateur et éditorialiste à la République des Pyrénées, pour laquelle a été rédigé cet article