Psy. Pour les gros fumeurs, l'abandon de la cigarette est vécu comme un véritable deuil.
Par Emmanuèle PEYRET
Une insondable tristesse : voilà comment une très grande ex-fumeuse parle de sa vie d'après, celle sans cigarette, la «vie au goût de cendres». Un autre voit cette rupture avec la clope comme avec un être vivant, la «fin d'une histoire d'amour et de mort». Poésie morbide et narcissique ? Pas si sûr, à écouter parler les anciens fumeurs «amoureux d'une cigarette» comme dit la chanson, au point de se sentir, en prenant la difficile décision d'arrêter, «comme lors d'un deuil». Euh, on y va pas un peu fort là, sur la vie sans clope qui serait comme la perte de son conjoint ?
«Pourquoi est-ce si difficile de s'arrêter de fumer ?» s'interroge ainsi la psychanalyste Odile Lesourne (1). «C'est un phénomène connu mais très complexe. L'une des manières de l'appréhender est d'analyser l'abandon de la cigarette en terme de deuil avec tout le mal-être et la souffrance qui s'ensuivent.» Après trente-cinq ans de vie enfumée, Henri, 53 ans a fait une «dépression sévère». Comme tous les fumeurs, en fait, analyse Odile Lesourne : «La cigarette est un objet symbolique qui, pour aller vite, représente la mère des origines, bonne et chaude, qui réconforte mais qui agresse aussi, qui vous fait du mal à chaque fois qu'elle n'accède pas à votre désir de biberon, de ne pas être seul... En écho à ces frustrations de la toute petite enfance, on se constitue un Autre avec un grand A, véritable représentant de la mère archaïque.»
Double. Même en laissant maman de côté, on ne peut que se l'avouer : sa cibiche chérie, c'est une sorte de double, présent chaque moment de la journée : «On organise toute sa vie autour de cet autre soi-même, on l'allume quand ça va, quand ça ne va pas, précise la psychanalyste. Le fumeur utilise la cigarette pour tenir la place d'un humain.» Mais si, regardez-vous faire, vous ou un gros fumeur de l'entourage : la clope tient compagnie quand on attend, en voiture, seul à la maison. «Je dirai même qu'il y a échange : vous lui donnez sa flamme, elle vous donne son goût, son odeur, elle vous entoure comme quelqu'un qui vous prendrait dans ses bras», poursuit Odile Lesourne.
Elle accompagne toujours, à en croire ces fumeurs qui ont juste besoin de savoir leur paquet dans leur poche, au cas où... Elle protège, en mettant entre soi et les autres un «écran de fumée», comme le dit Marie-France, trente-deux ans de Gauloises, et donne une contenance, «comme quelqu'un à qui on donnerait le bras en public». On la croit apaisante, mais au fond elle stimule pour le travail intellectuel, pour la réunion un peu difficile, pour une discussion enflammée...
Pulsions. «Ça, c'est pour le côté protecteur, stimulant, enveloppant, reprend la psychanalyste, ancienne fumeuse. Mais la cigarette est bien plus l'autre "ennemi", qui blesse, rend malade, sur laquelle on passe sa colère : on la détruit, on la brûle, on la réduit en cendres, on l'écrase.» Comme pour se venger de cette chienne de vie. «Elle vous fait du bien comme elle vous abîme, explique Jean-Marie, ancien très gros fumeur. Vous lui donnez la vie et vous l'écrasez, c'est sans fin.» Abyssales, aussi, ces pulsions de mort qui poussent à fumer en salle de réa (lire ci dessous) ou dans la cour de l'hosto, avec un cancer. Du coup, on comprend mieux que l'arrêt du tabac soit ressenti comme un deuil : «Cet être polyvalent et multiforme, toujours disponible n'est plus», dit Odile Lesourne. On se sent tout misérable, abandonné. Alors, en ces temps de répression et d'interdiction, un peu de pitié pour ceux qui fument et ceux qui tentent d'arrêter. Comme le conclut Françoise, 61 ans et deux paquets par jour depuis quarante-quatre ans, «ça n'est pas drôle de fumer».
(1) Auteur de : le Grand Fumeur et sa passion, éditions PUF, épuisé. Et de la Genèse des addictions à paraître en mai aux PUF.