samedi 17 février 2007

Janvier 91 dans Le Monde - Le fumeur hors la loi

Article paru dans l'édition du 19.01.91

Dans les yeux de la dame, ou du monsieur, la différence est mince, une lueur de pitié. A peu près comme si on venait de dire de vous : " Le pauvre homme ! ". Vous vous inquiétez, vous vous demandez ce que vous avez, ce que vous avez fait. Pour être franc, le temps de la surprise est bref. Avec les campagnes pressantes de ces derniers mois, vous réalisez de plus en plus vite. Là, plantée dans les doigts de votre main, entre l'index et le majeur, une cigarette. Votre clope, et son incandescence. Le bout filtre chargé de la nicotine de vos humeurs. Votre vieille compagne, la seule à être restée fidèle à votre adolescence.

Vous lui devez une bonne part de votre assurance. Mais vous fumez, et c'est devenu insupportable aux autres. Vous fumez, mais ce n'est pas le plus grave. Vous enfumez les rues, les places publiques, vous grillez l'oxygène de la forêt, vous faites tousser la couche d'ozone, gâtez le goût de l'iode. Suicidaire, en une époque où la santé par l'air pur est devenue credo. Vous vous sentez ridicule, avec ce paquet, ces allumettes, que vous tentez de protéger du sable, sur la plage. Vous vous rappelez avoir aspiré de profondes goulées de goudron, à plus de 2 000 mètres d'altitude, lors de vos séjours à la montagne.

Coupable. Il ne se passe plus de jour où ce plaisir ne soit assimilé au pire des vices. Dans votre tête malade, d'abord. Non tant par vos poumons, qui ont depuis longtemps une idée sur la question, mais dans le regard des autres, pour la règle majoritaire, même pour vos proches. Vous fumez fenêtre ouverte, à la maison, en cachette de vos enfants. Les cendriers ont tendance à disparaître autour de vous. Faut-il qu'ils vous aiment encore pour supporter vos névrotiques tétines. Quand ils vous embrassent, ils font un détour pour éviter la brûlure. Et elle, a-t-elle vraiment apprécié votre odeur, comme elle le prétendait ? Lors de votre première rencontre, vous fumiez déjà. Aujourd'hui, vous passez des heures dans la salle de bains, pour vous laisser une chance.

BREF, comme pour les autres fumeurs, ces alcooliques des volutes que, hier encore, vous supportiez, l'alerte est générale. La peur du rejet, partout. Au bureau, vous risquez votre place. Votre secrétaire a pris le pouvoir. Vous ne bougez plus de la tanière de votre mauvaise conscience, vous n'osez plus regarder vos doigts, vous ne communiquez plus. Toutes vos cigarettes ressemblent désormais à la dernière du condamné. Et condamné, vous l'êtes, à vous désintoxiquer, non pour votre espérance de vie. Ça, il n'y a guère que le trou de la Sécurité sociale pour s'en soucier. Pour conserver votre dignité. Vos amis, s'il vous en reste, ne vous disent plus : " Tiens, tu fumes aussi ! ". Mais : " Ah ! tu n'as pas arrêté... "

Le métro ne vous a pas vu depuis des années. Et pour cause. Dans les listes de vos restaurants favoris, vous ne sélectionnez plus les bougnats, ou les italiens, mais, banalement, ceux où le patron vous protégera quelques mois encore des plaintes des voisins de table. Par-dessus tout, vous souffrez de l'attitude de la SNCF et des compagnies aériennes à votre égard. Ce n'est pas tant leurs décrets d'apartheid, plutôt leur ignorance dans tous vos souvenirs heureux des heures passées en leurs engins.

Car, de toutes vos cigarettes, maintenant que vous y réfléchissez, les meilleures, au goût, au toucher, disons-le, à l'âme, furent celles du voyage. Vos aspirations s'apaisaient, dans le " boogie " rythmé du rail. Vous souffliez un bonheur solitaire, avec vos ronds de fumées qui embuaient les vitres du train. Dans les vols de nuit, quand les autres dormaient, après le film, vous vous sentiez seul maître à bord des avions empruntés. Clic-clac du briquet sur fond de ronronnement douillet des réacteurs. Pensées flottantes, épurées par le mouvement. Temps incertain, ordonné seulement par la fréquence ralentie de votre tic favori.

Vous aimiez surtout fumer dans des boîtes, des habitacles restreints. Compartiment fumeur. C'était davantage qu'une expression. L'assurance d'un cocon protecteur, où l'on pouvait déballer son petit matériel de drogué de l'air vicié en toute quiétude, s'enfermer pour rêver. Pour rêver de Bogart. Les kilomètres d'autoroute s'avalaient plus vite, avec la fumée. C'est vrai, vous auriez dû vous méfier : les cendriers de ces ghettos mobiles étaient bien petits pour les longues distances de vos boulimies de paquets rigides ou de paquets souples. Dissimulés dans les voitures, invisibles dans les avions, ostensibles au contraire, scellés, comme un reproche, dans les couloirs du Train bleu.

VOICI dix ans, sans doute, que votre condamnation est prononcée. Dans les avions, les ingénieurs avaient recherché toutes les solutions possibles pour vous caser sans gâcher l'oxygène. Devant, derrière, sur un côté, puisqu'il avait été constaté que l'air circulait dans le même sens. Les fumeurs respiraient en dernier, juste avant l'évacuation. Ces problèmes techniques ne sont pas vraiment la cause des actuelles mises en quarantaine de citoyens qui se croyaient honorables. L'ennemi du fumeur, c'est l'autre, l'autre fumeur qui s'est arrêté avant _ souvent, le mois dernier _ et qui, comme tous les repentis, vous fait la morale. Les anciens fumeurs, venus grossir les rangs des non-fumeurs chroniques. A eux tous, ils vous rejettent dans la minorité. Sans méchanceté, au fond, plutôt mécaniquement, si l'on soustrait, des campagnes en cours, les intégristes militants de la fumette. Algébriquement : ils ont perturbé le vieil équilibre du 50/50. Ils s'entassent, trop nombreux, dans leurs compartiments non-fumeurs. et ils posent un casse-tête aux compagnies aériennes. Votre cher vieux vice, bien innocent mais désormais dictatorial par la loi des grands nombres, vous vaut trop de place. Et ce n'est plus justice.

Vous en convenez, gêné. Vous vous excusez plus lourdement d'être devenu ce que vous êtes. Vous enviez l'époque des wagons-lits, les années trente, avec leurs fumoirs d'hédonistes du cigare. Sans doute, vous arrêterez, enfin, vous essayerez, pour ne pas la perdre, elle, pour retrouver l'admiration de vos enfants, et le sourire de votre voisin de cabine. Vous promettrez, avec des regrets gros comme des chagrins d'enfant.

BOGGIO PHILIPPE